Jan Noterdaem est conseiller principal pour CSR Europe, dont il est l’un des artisans avec Jacques Delors.
Sourire aux lèvres, assurance et franchise : ces trois adjectifs viennent immédiatement à l’esprit face à Jan Noterdaem. Fort d’une riche expérience dans les milieux politiques comme entrepreneuriaux, il revient aujourd’hui, avec énergie, sur la nécessité du collectif pour engager la transition écologique et solidaire. De quoi convaincre les plus sceptiques…
Pensez-vous que la question du développement durable est suffisamment représentée par les candidats qui se présentent aujourd’hui aux élections européennes ?
Je vais vous répondre en deux temps. D’abord, vous avez les vrais convaincus. Il y a ceux qui exercent actuellement un mandat politique, que ce soit au niveau du Parlement européen, notamment à travers un porte-drapeau comme M. Canfin, mais aussi au sein de la Commission Européenne, avec Thierry Breton par exemple. Ce sont des gens qui sont convaincus par une nécessaire conciliation entre à la fois une logique de compétitivité, que l’Europe doit garder, car c’est la seule qui permettra d’investir dans une innovation durable en termes de technologie notamment ; mais aussi de business model. Il nous faut une politique basée sur plus de sécurité pour assurer l’approvisionnement des matières premières par exemple. Donc, il y a des gens extrêmement actifs là-dessus et qui sont, à mon avis, candidats à leur réélection.
Pour le reste, je constate aussi qu’il y a de plus en plus de gens qui parlent du développement durable sur le bout des lèvres, sans y mettre de vraies convictions, et qui sont de plus en plus à l’écoute des groupes vulnérables et fragilisés pour qui aujourd’hui, c’est vrai, passer au durable est difficile financièrement. Et ces difficultés ne sont pas nées depuis la montée de l’inflation.
Pourtant, le dernier Eurobaromètre soulignait que parmi les principales préoccupations des citoyens européens, l’écologie était quand même extrêmement présente. Comment expliquer ce paradoxe ?
C’est parce que l’écologie, ça demande un temps long. Or un mandat politique, c’est un temps court. Donc, on est un petit peu handicapés par notre système démocratique avec des élections à temps court alors que nous avons besoin de politiques qui demandent vraiment une constance. C’est marathon contre course d’endurance !
Est-ce qu’il y a aussi cette idée de ne pas être les seuls ou les principaux responsables, ce qui pousse les gens à ne pas s’investir assez ?
C’est vrai que les gens voient que les petits gestes de colibri, comme on les appelle, n’ont peut-être pas l’impact espéré. Ils sont moins visibles, donc ça peut en décourager certains. Mais entre-temps, je pense qu’il y a fondamentalement une logique financière qui fait que les gens disent : “oui, mais ce n’est pas pour moi.” Il y a aussi une autre problématique qui est d’ordre culturel et psychologique. À force de sortir chaque semaine et chaque mois avec une statistique pire que la précédente. Regardez les déclarations aujourd’hui ou hier en préparation de la COP 28. On entend des déclarations du type : “De toute façon, quoi qu’on fasse, on n’arrivera jamais aux 3.5 degrés ». On est au minimum déjà parti pour 30 degrés. Donc trois degrés, c’est déjà beaucoup trop pour ce que l’on fait actuellement. La fonte des neiges, la fonte des glaciers, les 58 degrés au Brésil, les inondations… L’annonce de ces catastrophes peut être décourageante, et cela crée une barrière psychologique qui dit : “Je n’en peux plus”. C’est ce qui explique pourquoi certains considèrent que c’est peut-être trop tard pour nous, et qu’il faut peut-être simplement tout recommencer. Qu’il faut réformer tous les fondements d’une société, d’une économie, et cetera. Entre-temps, il faut quand même faire avec ce qu’on a. Il faut transformer cela, tout en construisant notre modèle.
Et quel levier pouvez-vous exercer là-dessus ?
D’abord, accompagner des hommes et des femmes en entreprise dans leurs fonctions respectives, voir comment ils peuvent intégrer dans leurs fonctions des ressources humaines, des achats, de la production, du design, de la communication. Comment ils peuvent chacun revisiter leur fonction en y mettant une grande dose de durabilité, en y mettant ce qu’on appelle “une raison d’être du peuple”. La raison va au-delà de ce que je produis avec mes équipes par semaine, par mois, par année. On accompagne ces hommes et ces femmes pour les amener dans une transformation de leur métier d’entrepreneur. Certains — beaucoup d’entre eux — peuvent être assez découragés. C’est pour ça qu’il faut leur permettre de rencontrer des pairs. Se dire que “je ne suis pas seul à souffrir” peut aider, encourager, convaincre. Par exemple, un conseil d’administration peut se dire : “Tiens, voilà comment font les autres”, “Tiens, ça m’aide.”
Certains sont extrêmement heureux de voir l’Union européenne montrer autant d’audace avec ses nouvelles réglementations. Beaucoup d’entreprises — je ne les citerai pas… mais certaines sont en France… dans le top du top si je puis dire… dans le CAC40 — ne se réveille que parce qu’il y a une régulation européenne aussi ambitieuse qu’aujourd’hui. Avant nos équipes étaient vues comme des babas cool. Aujourd’hui, ce sont des pièces maîtresses de l’entreprise. Donc, on les accompagne dans la consommation, on les accompagne beaucoup, tous ensemble sur le forum, sur des sujets très concrets. Ça nous permet d’aller plus loin qu’en partant chacun dans son coin.
Nous avons aussi un troisième mode d’action. Toutes ces connaissances que nous ramassons, ces hommes et ces femmes entreprises avec lesquelles nous collaborons, nous les utilisons pour les amener sur le débat politique. C’est pour dire qu’on ne va pas prendre position contre ceci ou cela. Ou bien simplement en disant il y a en Europe des hommes et des femmes qui sont à ce stade ici en termes d’innovation, de business models, de transparence. Vous voyez ce que ça peut vous inspirer et très vite, c’est près de la moitié d’une entreprise qui s’engage. Evidemment, ce jamais assez, parce qu’il n’y a pas une seule voix de l’entreprise. Il y a une voix qui est très conservatrice. Ça, c’est une opinion personnelle.
Enfin, les choses évoluent. Je vais vous donner un exemple. Il y en a beaucoup sur la région du Nord. Il y a beaucoup de nouvelles entreprises sociales durables qui injectent dans l’ADN d’entreprises une raison d’être qui est le durable et le climat. C’est la seule énergie qui est à ne pas fouler aux pieds. Rencontrer et parler avec ces gens-là, c’est une bouffée d’énergie positive.
Le problème, c’est que cette voix-là n’est pas assez représentée parce qu’on vit dans une culture médiatique où c’est toujours ce qui est clivant et qui fait le buzz qui est mis sur la scène. On ne met pas la lumière sur ces gens qui innovent, la façon de vivre ensemble, de produire, de consommer. Il faudrait une prise de conscience que la conférence World Forum a été organisée. Mais il faut le faire à tous les niveaux européens bien sûr, au niveau national aussi, au niveau très, très local. Je suis un partisan acharné de ce qu’on appelle les “panels climat citoyens” ou même des jeunes. J’étais à Namur, avec 20 citoyens de 17 à 77 ans, et je peux vous dire que ça brasse ! Ces gens ne sont pas spécialement experts, mais ils ont des tripes et un cœur, et une tête qui réfléchit à une société beaucoup plus inclusive et qui respecte les espèces vivantes et la nature.
Ces discussions sont accessibles à tous. Vous êtes tout à fait capable avec des amis de vous dire : “on se fait un cercle, on se fait un groupe, on y invite peut-être des personnes de l’extérieur, qui n’ont peut-être pas directement la même niaque que vous. On reste au niveau très local : Dans votre quartier, dans votre ville, dans votre village.” Ça commence avec un homme et une femme à la fois. Et ça commence par moi, ça commence par vous. Moi, ça veut dire, par exemple, plus de cohérence entre le citoyen Jan qui pense durable ou souhaite l’inclusion, et puis le consommateur qui, de temps en temps, achète trois T-shirts au prix de deux parce que, voilà, j’ai trois enfants et que mon budget n’est pas extensible. Évidemment, c’est difficile ! Il y a dans les entreprises des gens de toutes sortes qui agissent, qui sont dans l’humain, dans le durable. Mais ce message ne vient pas forcément jusqu’à nous, jusqu’aux jeunes, parce qu’on ne se sent pas du tout relié au monde de l’entreprise. Moi, par exemple. C’est vraiment aujourd’hui que j’ai découvert des initiatives formidables. On entend parfois des ONG — avec qui j’ai beaucoup travaillé — qui se disent contre les entreprises, contre le grand capital… Mais qui disent en même temps n’avoir jamais autant trouvé d’énergie que dans les entreprises. Donc, à certains moments, c’est là que les choses ne vont pas.
On se rend compte, en tant qu’ONG verte, sociale ou autre, qu’il y a des hommes et des femmes dans les entreprises qui aspirent aussi bonheur. On est tous faits de la même chair, mais on se crée des zones de confort et des bulles qui sont renforcées par les algorithmes et les réseaux sociaux. On se construit en opposition aux autres, et c’est ça aussi qu’il faut changer.
Dans ce cadre, mettez-vous aussi les entreprises en contact avec des institutions, avec des écoles ?
Le grand Pacte européen pour la jeunesse, ça a été pendant trois ans une mise en contact constante de jeunes gens d’entreprises pour faire des professeurs, des responsables gouvernementaux. C’était un brassage énorme. Qu’avons-nous créé ensemble ? Erasmus Pro. Un Erasmus pour une mobilité de six mois où les jeunes qui sont en apprentissage professionnel, technique. Six mois pour acquérir ce qu’on appelle des soft compétences, mais aussi apprendre leur métier. C’est un brassage. Il faut qu’on s’assemble pour créer du neuf.
Propos recueillis par Eva Montford