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Sonia LAVADINHO : « La dimension sociale de la mobilité est essentielle »

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Anthropologue urbaine et géographe, nommée par Traits Urbains parmi les 100 personnalités qui font la ville en 2021, Sonia Lavadinho est la fondatrice de Bfluid, un cabinet spécialisé dans la recherche & la prospective en mobilité et développement territorial durables. Intervenue au cours du World Forum Arras, évènement axé sur les défis et ambitions du territoire en matière de mobilité durable, cette experte nous partage dans cette interview sa vision sur la place de l’humain dans les problématiques de mobilité, et retrace les opportunités que les entreprises ont à saisir dans ce domaine. Elle propose également des pistes d’action pour guider ces entreprises vers un avenir plus responsable, tourné vers la mobilité durable.

 

La mobilité est un véritable sujet d’actualité. Est-ce que ce sujet était autant abordé par le passé, et pourquoi ?

Sonia Lavadinho (SL) : Je pense que la mobilité fait partie des sujets qui touchent vraiment les gens, les modes de vie, et les choix. C’est un sujet qui existe depuis toujours. Au siècle dernier, l’enjeu construire des rails, ou encore des autoroutes, suscitaient déjà beaucoup de discussions. Je crois personnellement que c’est un sujet qui a toujours passionné.

Ce qui est peut-être nouveau, c’est l’importance que la mobilité a pris dans nos vies, au sens du temps que l’on passe à se déplacer. Cela est en lien direct avec le budget des ménages : alors que celui de l’alimentation est descendu, celui des loyers et de la mobilité ont, quant à eux, considérablement augmenté. Elle occupe donc plus d’argent et de temps, cela suscite donc peut-être plus d’intérêt.

Quels sont les biais et points oubliés lorsque nous parlons de mobilité selon vous ?

SL : De mon point de vue, nous avons deux biais concernant la mobilité : un biais technologique, que nous avons évoqué au cours du World Forum Arras, autour des Smart City et solutions de Smart Mobility, et un biais infrastructurel. Nous croyons toujours que ce sont les grandes infrastructures qui vont régler le problème de mobilité. Les efforts consentis se concentrent beaucoup sur ces deux leviers, alors que nous savons que ce ne sont pas les bons.

Les bons leviers sont d’agir sur la mobilité quotidienne, la place donnée au corps, au mouvement, à la marche, au vélo. Il faut considérer les trajets de proximité et les questions quotidiennes. C’est une question de chiffres : si l’on prend ceux issus de la démarche Genève 2050 qui représentent globalement les territoires, dans le Grand Genève, 70 % des trajets sont faits pour les achats et loisirs, et la moitié des trajets de moins de 3 km sont faits en voiture, alors que l’on sait pertinemment qu’avec ce genre de proximité, on pourrait faire autrement.

Nous voyons bien que ces mobilités du quotidien suscitent peu d’intérêt, alors que ce sont celles qui touchent le plus les gens. Au fil des décennies, on observe un hiatus entre les réponses apportées, et les problèmes que nous connaissons tous, que sont l’entravement des mobilités du quotidien, la congestion, la perte de temps.

 

Au cours de vos interventions, vous rappelez combien la mobilité reste un sujet sociétal et social, avec notamment la place des loisirs dans cette dernière, au-delà de sa perspective environnementale. Pourquoi ces aspects semblent-ils souvent oubliés lorsque l’on parle de mobilité selon vous ?

SL : La dimension sociale de la mobilité est essentielle. Je pense que l’on oublie que lorsque nous marchons par exemple, il y a ce qu’on appelle une texture du trajet : vous parlez avec les commerçants, discuter avec des voisins, vous croisez des gens même que vous ne connaissez pas. Cette dimension de la mobilité en tant que vecteur de socialisation est vraiment très présente. Ce qui est important à retenir, c’est que cet oubli est entre autres lié à un biais de mesure.  Prenez l’efficacité de la mobilité par exemple : pour la mesurer en France, on retient le nombre de km parcouru. De même du côté de la mesure du succès d’un transport public, on regarde le nombre de voyageurs par kilomètre, ce qui signifie que plus les gens parcourent de la distance, mieux c’est réussi. Est-ce l’objectif ? Je n’en suis pas si sûre.

En Suisse, nous n’avons pas ce biais, car nos statistiques mesurent certes la distance, mais aussi le temps passé, ainsi que le nombre d’étapes. Cette logique de mobilité longue distance, je ne dis pas qu’elle n’a pas à sa place, mais dans les villes, la bonne métrique est de rapprocher les gens. Cela implique de mettre en place des politiques de co-présence, de proximité, de requestionner l’emplacement des choses, de revitaliser les quartiers des gares par exemple. Il faut découpler la notion de ville de la notion de distance, et faire en sorte que distance et proximité soient complémentaires, assemblées au même endroit pour que les gens puissent passer de l’une à l’autre.

 

Pourquoi les entreprises ont-elles un intérêt à se saisir du sujet ?

SL : Le trajet domicile travail ne devrait pas être le focus exclusif de notre attention, y compris pour les entreprises. La mobilité est une activité holistique. Notre qualité de vie est intimement liée au temps que nous passons dans l’espace public. J’entends par là que quand vous êtes dans votre bureau ou quand vous êtes dans votre maison, vous pourriez être dans n’importe quelle ville, cela n’a pas d’importance. Ce qui change fondamentalement, c’est la qualité de vie d’une ville à l’autre, et cela est lié grandement à la mobilité. Consommant 15 à 20 h de notre semaine, elle occupe une part disproportionnée de notre temps dehors, donc la qualité de notre mobilité va beaucoup influer sur les choix de vie de chacun, et donc l’attractivité du territoire, le fait de pouvoir y installer son entreprise à long terme. Elle va permettre de décréter si la ville est supportable, agréable, désirable. Cela a un impact économique direct. Il est donc essentiel que les entreprises s’adonnent à créer un cadre de mobilité agréable à ses employés.

Aujourd’hui, beaucoup d’externalité ne sont pas intégrées à ces discussions, telles que la santé, les questions liées à la qualité du lien social entre collègues, à la qualité de la vie de famille. Une enquête IFOP démontrait que le temps accordé aux déplacements chez les Franciliens entraînait des conséquences majeures sur des facteurs parfois inattendus. A titre d’exemple, les personnes ne pouvant créer des liens avec leur collègue en dehors de leurs horaires de travail sont plus isolées, moins attachées à leur équipe et leur emploi. Nous le voyons notamment dans les aspirations des millénial et plus jeunes, qui tendent vers des environnements de qualité, comprenant des services de proximité, une bonne utilisation des temps de pause, et des temps après le travail, avec globalement un raccourcissement du temps de mobilité ou alors une grande qualité de ce temps. Ce sont des facteurs qui pèsent dans la stabilité de l’emploi, et donc sur le turn-over et la rétention de talents. Ces impacts sont réels, donc les entreprises ont tout intérêt à faciliter la vie de leurs employés sur ce sujet pour préserver leur capital humain. Vitalité humaine, vitalité de la ville et vitalité de l’économie sont des vases communicants qui se renforcent.

 

Comment les entreprises peuvent-elles agir, quels sont les leviers à mobiliser ?

SL : Deux vecteurs me semblent très importants. Premièrement, le type de service mis à disposition non seulement au sein de l’entreprise, mais également dans le quartier de cette dernière. Par exemple, le soutien de crèches, de conciergerie, de petits commerces, de restaurants, de choses qui facilitent la vie des employés. Développer ces éléments de sorte qu’ils soient vraiment connectés, proches des gares, proches des hubs de mobilité, et à ce moment-là, ce sont ces derniers qui deviennent fédérateurs de tous ces services, et de réaménager les campus en ce sens. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il est essentiel de proposer une dimension servicielle.

Enfin, une des mesures ayant le plus de succès est de donner plus de temps aux gens. Cela passe par le fait de détendre les horaires de travail, de laisser place au temps partiel, au coworking, mais aussi par la création de moments non-productifs, qui vont paradoxalement venir augmenter la productivité, la cohésion et la fidélité des employés.

Plus l’on fera de nos lieux de mobilité des lieux de vie, plus l’on associera lieu de mobilité et lieu d’activité professionnelle, et sera créateur de sens et de qualité de vie pour les gens. Quelque part, si le problème a été d’associer le travail à nos vies, je pense que la solution est de raccorder le travail à nos vies.