Interview

Economie collaborative : Interview/temoignage de Frédéric Griffaton

8 questions pour Frédéric Griffaton,
co-fondateur de Mutum.com

  1. Une “petite” introduction Frédéric: ton parcours de vie, et ce qui t’a amené à lancer le projet Mutum qui s’inscrit dans l’Economie Collaborative ?

Parcours classique jusqu’à 14 ans, bon élève, puis j’ai commencé à lâcher le scolaire pour dédier du temps à des projets dans l’associatif. J’ai monté une première association au lycée: un festival de culture lycéenne (musique, cirque, théâtre) avec 10 000 euros de budget pendant 2 années consécutives.

Du coup, je n’ai pas eu mon BAC. Puis j’ai fait 1 an d’IUT de gestion, où j’ai commencé à monter des associations de solidarité internationale…et je n’ai pas eu mon année d’IUT. Puis j’ai enchaîné sur une année à faire des petits boulots à droite à gauche, jusqu’à ce que je rencontre un bon conseiller d’orientation, qui m’a conseillé d’intégrer une école de commerce post-bac. A l’époque, cela ne me paraissait pas du tout réalisable vu mon dossier, puis j’ai fini par intégrer l’école de commerce de Saint Germain en Laye: s’en sont suivis 3 années d’école dont 2 en alternance, orienté vers la vente.

J’ai ensuite enchaîné des postes de vente pendant plusieurs années (d’abord orienté fidélisation, puis prospection-acquisition).

En parallèle, j’étais très impliqué dans le mouvement des Scouts de France (7-8 ans: bénévole chef Scout, puis nouvelle fonction à responsabilité récemment). J’évoque les Scouts car c’est là où mon associé et moi avons commencé notre aventure entrepreneuriale: on s’est rencontré sur un camp en Croatie où l’on était chefs Scouts; Je repense à cette anecdote “fondatrice”, où, suite à une perte d’appareil photo, l’on s’est dit qu’il était dommage d’essayer d’en racheter un alors qu’au moment meme il y en avait sans doute plusieurs autour de nous, probablement inutilisés. C’est de là que partait notre réflexion et notre projet autour de Mutum. C’était il y a un peu moins de 4 ans, et à l’époque l’économie collaborative, à travers des plateformes comme Blablacar et AirBnB était alors en pleine explosion.

  1. D’où vient le projet mutum ? peux-tu nous résumer les tous premiers mois de lancement du projet ?

Mon associé et moi avions envie de lancer un projet web, en restant très portés sur nos valeurs personnelles de proximité avec la nature, de vivre-ensemble, de lien social et de respect de l’environnement. Puis de retour en France, on a commencé  à faire des études sur le terrain sur le thème de l’utilisation des objets de la maison.  A l’époque, on s’est aperçu qu’en effet, il existait des plateformes qui proposaient d’emprunter un objet à son voisin mais uniquement sous forme de location. Or, on considérait que s’il y avait la garantie qu’on remettrait l’objet en bon état à son voisin, il n’y avait pas de raison de faire payer cet emprunt, en tout cas dans une optique de se rendre service au niveau très local. Puis l’on a étudié le mode d’échange du don pur: il est vrai que l’on peut tous assez facilement trouver quelqu’un qui nous prêtera un objet dans notre entourage proche (géographiquement). Toutefois, on s’est très vite  aperçu, que, si c’est un mode qui pouvait très bien fonctionner dans des communautés très réduites avec un système de valeurs très étroits, cela ne pouvait pas fonctionner de manière fluide et durable à plus grande échelle comme au sein de notre société.

On en arrivait grosso modo au constat suivant: le don pur ne fonctionne pas dans la durée, le troc limite trop les échanges entre personnes, et le système basé sur les échanges monétaires classiques (fondés sur le système bancaire) est créateur d’une multitude d’externalités négatives.

Notre première question était alors: “comment développer un système d’échange qui fonctionne, sans être sur le système monétaire que l’on connaît, et avec le souhait de perpétuer nos valeurs (décrites plus haut)?”

En parallèle de cela, on s’interrogeait dès le départ sur la manière d’assurer notre pérennité financière, car on ne souhaitait pas se structurer sous la forme d’une association qui serait en situation de dépendance financière à des fonds publiques, sans pérénité à moyen et long terme?”. En effet, on ne croyait pas à un modèle à la facebook où l’on attendrait d’acquérir X millions d’utilisateurs sur notre plateforme avant de se poser la question du modèle économique.

  1. Peux-tu me résumer les grandes phases de développement en décrivant notamment les moments clés (questionnement/doute/solution ou chemin de développement choisis), et où vous en êtes aujourd’hui?

Lors de la création du modèle économique, on se refusait donc à mettre en place un système de commissions sur les échanges entre les utilisateurs, qui correspondrait en fait à une surcapitalisation. C’est un phénomène qui est de plus en plus présent de nos jours: le fait de monétiser la moindre donnée, le moindre écart, etc.

On souhaitait aussi s’appuyer sur les principes de l’Economie Sociale et Solidaire, en partant de notre raison d’être, qui est ce qui nous encore guide aujourd’hui: on veut participer à la construction d’un nouveau modèle économique qui produise des échanges raisonnés, et qui favorise l’entraide et le partage.

La question que l’on s’est alors posée était la suivante: quelle valeur crée-t-on et quelles sont ses monétisations possibles sans mettre en péril notre raison d’être?

  • En tant que créateurs de lien social, on facilite les rencontres entre les personnes. Mais qui sera prêt à payer pour cela? On s’est alors dirigé vers quelquechose que l’on savait déjà faire, à savoir vendre un service (sous forme de forfait annuel) à des départements RH ou à des comités de grandes entreprises: en l’occurrence, dans notre cas, on vend des communautés de partage pour fomenter plus de collaboration au sein d’un groupe, pour apporter du service à ses salariés, répondre au besoin de faire rencontrer les collaborateurs qui souvent ne connaissent pas au sein d’un grand groupe.

  • A plus long-terme (4-5 ans), on pourra mettre en place des études à partir des données que l’on aura accumulées sur les cycles de vie des objets afin de pouvoir produire des études (avec des centres de recherche) visant à faire des préconisations sur la gestion des cycles de vie des objets d’un fabriquant, d’un distributeur ou d’une ville par exemple.

Au cours des 2 premières années, après avoir fait un apport personnel de 15 000 euros avec mon associé, on a pu regrouper 7 000 euros via du crowdfunding, et des sommes de l’ordre de ces montants via des subventions de recherche (ADEME) ou French Tech, jusqu’à arriver à lever 1 million d’euros avec la MAIF.

Aujourd’hui, nous sommes 15 personnes: une moitié de l’équipe sur du développement technique (informatique), l’autre moitié sur du développement commercial et de la communication.

En termes de phases et de temps forts, au départ sur l’année d’amorçage, on a traversé une phase de repriorisation permanente, notamment concernant les choix de  développement technique, ce qui a pu parfois mettre à mal la motivation de l’équipe.

A noter également quelques moments exceptionnels qui ont permis de booster le projet: je pense notamment à notre passage récent sur l’émission TV Capital en juin dernier (8min50s en prime time), qui nous a fait quadrupler la base utilisateurs en une soirée. On remercie notre CTO et l’équipe de développement informatique qui ont su construire en 1 an un système technique qui a tenu une montée en charge de + de 3 millions de requêtes en une  soirée. A noter que souvent, les jeunes plateformes qui reçoivent un très grand nombre de visites de manière subite, plantent souvent les premières fois, et peuvent perdre ainsi une belle opportunité d’acquisition.

Aujourd’hui, cela fait depuis avril dernier que l’on a réellement terminé notre amorçage (choix du modèle et création technique de la plateforme), et que l’on est passé sur du développement (acquisition d’utilisateurs et d’objets, démarchage de clients entreprise).

  1. Mais alors qu’est-ce que c’est votre modèle d’échange? C’est du troc?

Mutum développe un système d’échange alternatif, basé sur une monnaie qui fonctionne sur un système propre, c’est-à-dire qu’elle n’est pas indexée sur quelque monnaie officielle que ce soit. Un peu comme pour un système de points, comme  Blablacar qui a mis en place ce qu’on pourrait qualifier à mon sens une monnaie de réputation ou monnaie d’estime (système de notations entre pairs, etc). Il n’y a donc pas encore d’enjeu juridique majeur pour nous, comme cela aurait été le cas si l’on avait lancé une monnaie virtuelle par exemple. Ces questions reviendront  probablement dans le futur.

On effectue un travail important sur les algorithmes de notre plateforme qui définissent la valeur d’usage des objets: sur la base de recherches scientifiques (mathématiciens, data scientistes), et des retours des utilisateurs.

On est en amélioration permanente pour aller vers des systèmes de comptabilité mutuelle (cf question suivante).

On doit y aller par étape car cela est assez éloigné des systèmes dont les gens ont l’habitude aujourd’hui: chaque étape s’accompagne d’éducation, de pédagogie auprès des utilisateurs, et de collecte de leurs feedbacks pour réajuster les mécaniques d’échange, de manière à ce que Mutum soit utilisée de manière durable, tout en restant en phase avec nos valeurs initiales au fur et à mesure des évolutions.

On est content de voir que l’on se dirige de plus en plus vers ce que l’on souhaite créer: à savoir une monnaie d’échange non fluctuante, qui diminue les barrières et les inégalités entre les utilisateurs dans la durée, c’est-à-dire au fur et à mesure que se crée la masse monétaire.

On met de plus en plus de facteurs en place pour tendre vers cela, on crée des scénarios mathématiques,  on anticipe ainsi des fluctuations ou des inflations pour pouvoir les corriger.

  1. Tu avais évoqué un atelier ludique que vous mettiez en place pour faire comprendre les mécanismes en jeu dans les échanges monétaires à un petit groupe de personnes. Je crois que cela était basé sur les travaux de l’économiste Gérard Foucher. Qu’as-tu pu observer concernant le comportement des participant–e-s à ces ateliers ?

Cet atelier se fait en 4 phases de jeu au cours desquelles les joueur-se-s (20-30 participant-e-s) s’échangent des cartes pour construire des maisons:

  • phase 1: système de don

  • phase 2: système de troc

  • phase 3: système bancaire

  • phase 4: système de comptabilité mutuelle .

De manière statistique, on voit comment se développent les échanges dans chaque phase.

Le système de don est très vite limité en échanges.

Le système de troc fonctionne un peu mieux mais reste limité à des petits groupes (format du jeu).

La partie intéressante à observer à mon sens est la phase 3: malgré le fait que les gens puissent avoir une opinion consciemment ou inconsciemment méfiante vis-à-vis du système bancaire, on observe un changement de comportement radical dans la dynamique de groupe, avec une forte baisse du niveau de bienveillance, et même des tentatives de piéger les autres joueurs, etc. Le résultat est un taux d’échanges très important, mais avec des inégalités très fortes, et surtout avec le rôle central de la banque qui a concentré l’essentiel de la masse monétaire et a construit la majorité des maisons à la fin de la partie .Cela permet de se rendre compte de certaines externalités négatives générées par le système bancaire, du fait de son design intrinsèque.

Enfin, en phase 4, on retrouve un niveau d’échanges important et qui restent sereins, basés sur la discussion avant d’échanger. Dans le système de “comptabilité mutuelle”: tout le monde part de la même chose au départ, et les échanges sont en permanence comptabilisés sur un mode semblable à l’import/export, accompagné d’un système d’amortissement, si bien qu’au final, les personnes sont toujours ramenées à un même niveau et à des mêmes conditions d’échanges par rapport aux autres. A noter qu’il n’est pas nouveau: plusieurs civilisations ont vécues par le passé avec ce système pendant des dizaines voire des centaines d’années (jusqu’à être écrasées par le système monétaire bancaire actuel).

Mutum tend vers ce dernier modèle de la comptabilité mutuelle, avec des utilisateurs qui gagnent des points proportionnellement à leurs contributions (si on ne contribue pas à la communauté, alors on n’a pas de points à utiliser et on peut même finir par perdre ses points), dont la nature évolue au fur et à mesure de leur expérience au sein du réseau. Aujourd’hui, Mutum est basé uniquement sur le prêt d’objet, qui est relativement égalitaire dans le sens où presque  tout le monde, même un étudiant qui à peu de possessions matérielles, en a toujours un minimum chez lui pour pouvoir participer (livres, fourchettes, etc). A partir de 2017, on souhaite que notre système soit encore plus égalitaire au départ, en permettant à tous les utilisateurs d’échanger 1H de temps avec des points (1H étant identique pour tout le monde).

  1. Comment comptez-vous assurer la pérennité de votre entreprise 

D’abord, par la vente de “lancement de communautés de partage” aux grandes entreprises, mais aussi aux universités.

En effet, aujourd’hui toutes les organisations ont compris l’intérêt de créer des communautés, que c’est quelquechose d’essentiel dans leurs modèles, qui permet de créer un socle de valeurs et de pratiques communes, et ainsi augmenter leur nombre d’activités.

Par exemple, une université peut vouloir créer des activités avec son environnement local, comme par exemple monter un Tiers-Lieu, mais sans avoir les moyens d’investir des dizaines de milliers d’euros dans ce projet. Dans ce cas, avoir un outil comme Mutum avec un accompagnement, qui permettrait par exemple à ses étudiants de mettre en place ce Tiers-Lieu, peut être une solution viable et sensée pour elle.

  1. On entend et lit beaucoup de choses à différents niveaux sur l’Economie Collaborative: de la nouvelle économie du partage à l’ultra-capitalisme. Quelle philosophie et attitude adoptes-tu par rapport à l’économie collaborative en tant qu’entrepreneur via mutum ? En tant qu’individu (citoyen/consommateur) ?

Je pense que l’on vit tou-te-s dans deux mondes parallèles, avec lesquels on jongle en permanence. Je le vois par exemple dans le discours de mes étudiants en école: avec d’une part, une projection vers un travail avec beaucoup plus d’échanges humains, de respect mutuel, des modèles d’échanges horizontaux, et d’autre part, un comportement aspiré par l’ultra-connexion, le sentiment de vitesse permanente associé, et le besoin de bien gagner sa vie pour rester dans la course.

Ces deux modes ne sont pas corrélés dans leur esprit,ils se confondent dans leur perception du monde.

De même au niveau individuel, je suis loin d’arriver à mettre en place tout ce que j’aimerais de ce fait.

J’observe qu’aujourd’hui, la plupart des systèmes qui veulent mettre en place des modes d’échanges avec des externalités largement positives, sont encore perçus comme trop compliqués par les citoyens/utilisateurs. Il y a besoin de faire un effort supplémentaire trop important pour qu’un grand nombre s’en empare.

Ainsi cela m’arrive d’utiliser airBnB par exemple, pour la facilité qu’il procure, alors que dans l’absolu je n’adhère pas à certaines externalités négatives qu’ils peuvent avoir sur la société.

En tant que fondateur d’entreprise, je vois deux volets:

  • le travail sur nos statuts d’entreprise, et les règles d’équilibre mise en place, comme par exemple l’échelle des salaires, la non quête de profit maximal et revente à court-terme, la raison sociale qui prime, etc;

  • Le travail sur la transparence vis-à-vis de tous nos tiers (utilisateurs, fournisseurs, grand public, investisseurs). Cela est difficile à mettre en place car on ne vit pas dans un monde de transparence: je pense ici à la tendance à montrer que tout va bien tout le temps (qui n’est pas un acte de transparence). Ainsi la transparence réelle (dire ce qui marche et ce qui ne marche pas) provoque des réactions positives en général avec certains (comme les clients en général), pas forcément avec d’autres, comme certains  investisseurs par exemple.

  1. Quels conseils pratiques donnerais-tu à quelqu’un qui souhaite démarrer un projet d’économie collaborative respectueux de toutes ses parties prenantes ? A un utilisateur/consommateur pour qu’il/elle sache choisir les plateformes de l’économie collaborative les plus respectueuses de toutes ses parties prenantes ?

Pour un-e entrepreneur-se qui se lance dans un projet d’économie collaborative, je lui déconseille de lancer une nouvelle plateforme de mise en lien de particuliers en ne s’appuyant que sur le réseau de particuliers (B2C) . Aujourd’hui, il n’y a pas de marché plus compliqué: très compliqué d’atteindre la masse critique suffisante qui permettra aux échanges de se produire, puisqu’il faut réussir à trouver à la fois l’offre et la demande. Il me paraît important de passer par des canaux de partenariats et de clients générateurs de revenus économiques (plutôt B2B) autres que les canaux particuliers (B2C) qui sont saturés. Ainsi, on déplace la source de revenu économique des échanges entre pairs.

En tant qu’individu (citoyen-consommateur)… je dirais qu’idéalement, on devrait prendre le temps de faire un audit des services que l’on va utiliser: connaître les fondateurs, les valeurs défendues, la manière dont ils traitent leurs salariés, s’il existe une transparence sur  les marges qu’ils font, etc. Ce qui est contradictoire avec les nouveaux modes de fonctionnement de consommation rapide (“zapping”)…

Merci beaucoup Frédéric!

Interview par Habib Belaribi (habib@socialmediasquad.cc / +34 631 21 85 91) pour Blog for a Responsible Economy Forum‘s.