L’entreprise néerlandaise Fairphone commercialise depuis 2013 des smartphones « socialement responsables ». Une alternative aux machines impossibles à réparer et produites dans des conditions opaques qui constituent aujourd’hui le (très) gros du marché.
C’est l’un des paradoxes de notre société de consommation : le smartphone, outil de communication, d’information et même, pour certains, d’émancipation, est aussi l’un des symboles les plus visibles des inégalités économiques à l’échelle de la planète.
Les smartphones, on le sait, sont pour beaucoup assemblés dans des usines chinoises aux cadences infernales et conditions de travail déplorables — et dans une opacité totale qui rend très difficile le recyclage de ces appareils, faute de savoir ce qu’il y a exactement dedans. Mais avant même l’étape de la fabrication, les métaux dont leurs circuits sont faits sont excavés par des travailleurs extrêmement pauvres dans des mines exploitées sauvagement, en Afrique et en Asie du Sud-Est. Certains de ces métaux (or, tantale, étain, tungstène, cobalt, coltan) proviennent de régions en proie aux conflits : les groupes armés contrôlent l’exploitation de ces « minerais de sang » et en captent les revenus, au détriment des populations locales. Le tout, bien entendu, sans aucun respect des règles élémentaires du droit du travail. 80% des réserves de coltan se trouveraient ainsi en République démocratique du Congo : selon l’Unicef, plus de 40 000 enfants travaillent dans les mines de cobalt et de cuivre de la province de Katanga, tandis que dans le Kivu, les milices armées contrôlent les mines de coltan. Lesquelles mines ne sont pas gérées de manière durable : selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement datant de 2013, les stocks de cuivre, d’argent, d’or, de palladium ou de tantale sont dans un état critique.
La conception des téléphones est délibérément défavorable au réemploi et au recyclage
Et ce n’est pas beaucoup plus reluisant pour les autres maillons de la chaîne de vie du smartphone. Dans un rapport dédié à la question rendu le 29 septembre 2016, la sénatrice écologiste Marie-Christine Blandin (Nord) écrit ainsi : « La conception des téléphones est délibérément défavorable au réemploi et au recyclage », pointant du doigt une « course à l’innovation » qui repose largement sur l’obsolescence programmée — l’incapacité pour les consommateurs de faire réparer leurs appareils, pour les inciter à en racheter de nouveaux. La filière du recyclage n’étant pas bien organisée non plus, elle estime que sur les 25 millions de téléphones mis sur le marché chaque année en France, seuls 15 % sont collectés pour être réparés, réemployés ou recyclés.
Le premier téléphone labellisé commerce équitable
Bref, où que l’on regarde, le constat est accablant. Et l’opacité restant reine du côté des grands fabricants, qui rejettent la faute sur leurs lointains sous-traitants, nous ne sommes pas vraiment en mesure d’espérer une amélioration significative prochainement. C’est là qu’entre en scène le Néerlandais Bas van Abel. Dès 2010, il décide de fabriquer une alternative socialement responsable à nos bien peu reluisants smartphones. Et son ambition, dès le départ, est de s’attaquer à tous les maillons de la chaîne. S’il comprend bien vite qu’il sera impossible de garantir un smartphone estampillé 100% commerce équitable, il prend quelques engagements principaux : mieux redistribuer les bénéfices tout au long de la chaîne de production ; contrôler la provenance des composants pour éviter le financement de groupes armés ; recycler d’anciens téléphones avec l’ONG néerlandaise Closing The Loop qui opère au Ghana ; consommer moins d’énergie et faciliter la réparation et le recyclage. En République démocratique du Congo, il trouve ainsi des mines de cobalt qui ne sont pas contrôlées par des groupes armés. En Chine, il déniche un partenaire qui s’engage sur les conditions de travail de ses employés. Il est même le premier de l’industrie électronique à s’approvisionner en or commerce équitable. Le résultat, sorti fin 2013 et financé par 25 000 pré-commandes, s’appelle le Fairphone. Suivront deux autres modèles, le Fairphone 2 en 2015 (le premier téléphone à recevoir le label commerce équitable de Max Havelaar), et le Fairphone 3, annoncé pour 2018. Opérant sous Android, le smartphone est donc sourcé, produit et recyclé de manière équitable et plus respectueuse de l’environnement, mais il axe surtout sa communication sur le refus de l’obsolescence programmée. Démontable, modulaire, réparable, il est « conçu pour durer » grâce aux pièces détachées mises en vente par Fairphone.
Pour la jeune entreprise néerlandaise, restent tout de même de nombreux défis. Il faudra encore trouver un approvisionnement « propre » pour certains métaux et continuer d’assainir toute la chaîne de production. Il faudra, aussi séduire des consommateurs occidentaux d’une exigence de plus en plus difficile à satisfaire. Car, pour beaucoup, savoir qu’on a un smartphone responsable dans la poche ne suffit pas ; il faut encore qu’il aie les mêmes capacités que les meilleurs du marché. Les tests techniques du Fairphone 2 ne lui avaient pas récolté de très bonnes notes, cantonnant encore ce téléphone d’un nouveau genre au cercle des convaincus. On imagine que la mission du Fairphone 3 sera d’offrir des performances susceptibles de gagner plus de consommateurs à la cause du téléphone équitable.
Bonne pratique à découvrir au 11e World Forum for a Responsible Economy
Pour aller plus loin : plus de 100 experts du monde entier interviendront du 17 au 19 octobre pour discuter des bouleversements technologiques, sociétaux et économiques de notre époque et présenter leurs réflexions et bonnes pratiques.
Rendez-vous du 17 au 19 octobre 2017 à Lille