L’Entreprise . . . pour quoi faire ?

Par Philippe VASSEUR, Président RESPECO 


En s’appuyant sur des bonnes pratiques issues des cinq continents, le Xème World Forum for a Responsible Economy propose de délimiter le champ des responsabilités que peut couvrir l’entreprise, dans un monde en plein bouleversement.

L’entreprise, à quoi ça sert ? A quoi ça peut bien servir ? Et à quoi ça servira demain dans un monde profondément bouleversé ?

 

L’entreprise a pour vocation la fourniture de produits et de services à ses clients, bien sûr. Mais agit-t-elle en se considérant seulement comme un centre de profit à destination quasi-exclusive de ses actionnaires ? Ou doit-elle répondre aux attentes de toutes les « parties prenantes » au centre desquelles elle se trouve : ses actionnaires, évidemment, ses dirigeants, assurément, mais aussi ses salariés, ses clients, ses fournisseurs, les territoires où elle est implantée…

Autrement dit, la responsabilité de l’entreprise se limite-t-elle à ses performances économiques et financières ? Ou recouvre-t-elle aussi des exigences sociales, sociétales et environnementales ?

Ford ou Friedman ?

Milton Friedman (Prix de la Banque de Suède dit « Nobel d’Economie » en 1976) a farouchement défendu la première hypothèse : « The social responsability of business is to increase its profits » (1). Pourtant, quelques décennies plus tôt, Henry Ford se prononçait déjà en faveur de la deuxième solution, contredisant Friedman par anticipation : « A business that makes nothing but money is a poor kind of business ». Il ajoutait même que deux éléments essentiels n’apparaissaient pas au bilan de l’entreprise : ses « hommes » et sa réputation (2).

Dans le cadre d’une « économie responsable » – celle que nous voulons promouvoir – l’entreprise ne peut se réduire à la conception de Friedman, focalisée sur le seul profit financier. Ses performances doivent s’apprécier globalement, en fonction de ses résultats économiques, certes, mais aussi du rôle qu’elle exerce dans la société humaine.

Ce débat n’est pas nouveau, très loin s’en faut. Bien d’autres exemples pourraient en attester. Mais, pour deux raisons principales, il devient aujourd’hui d’une acuité plus forte, par l’ampleur de sa résonnance et par sa présence permanente dans l’actualité.

Crises et technologies

La première raison vient des crises qui ont secoué la fin du XXème siècle et qui ébranlent encore plus le début du XXIème :

– une crise financière qui demeure latente et dont les phases aigües rappellent périodiquement les dangers systémiques ;
– une crise environnementale qui alerte les Etats comme vient de le montrer la récente Conférence de Paris (COP 21) sur les dérèglements climatiques ;
– une crise sociale dans un monde où le chômage touche désormais plus de 200 millions de personnes (3), où la pauvreté frappe deux milliards d’êtres humains (4) et où des inégalités se creusent au risque de déstabiliser nos sociétés.

Les entreprises sont au cœur de ces crises : quand elles ne sont pas suspectées d’être parmi leurs causes, elles sont priées de contribuer à y apporter des remèdes.

La deuxième raison est liée à l’essor accéléré de technologies qui provoquent des bouleversements vertigineux (intelligence artificielle, Big Data, impression 3D, etc). John Chambers, Président exécutif de CISCO estime que « 40% du business d’aujourd’hui n’existera plus dans dix ans » (5). Cette prévision va dans le droit fil des tendances constatées lors des dernières décennies : 70% des entreprises qui figuraient il y a dix ans dans le classement des 1.000 plus grandes sociétés américaines (établi par le magazine « Forbes ») n’en font désormais plus partie.

D’autres entreprises apparaissent et se développent à toute vitesse : ainsi, nées tout à la fin du XXème siècle, Amazon (1994) et Google (1998) capitalisent déjà près de 250 milliards $ pour la première et de 500 milliards $ pour la seconde.

Vous avez dit « ubérisation » ?

Uber est plus jeune encore. Cette entreprise technologique a été créée en 2009 à San Francisco pour mettre en relation des utilisateurs de transport et des conducteurs. Elle est devenue un véritable symbole des mutations accélérées qui affectent l’économie puisqu’elle a engendré un néologisme : « ubérisation ».

Ce terme est utilisé à tout va pour désigner des concepts et des pratiques économiques en expansion. L’économie collaborative, l’économie du partage, l’économie de fonctionnalité constituent ainsi, sous leur forme actuelle, des modèles nouveaux bousculant des positions établies. La liste n’est pas exhaustive.

Bien d’autres évolutions – voire révolutions – remettent en question des organisations traditionnelles d’entreprises. « Business as usual », c’est une sentence désormais périmée.

Ces mutations profondes pourraient permettre d’engager de plus en plus les entreprises dans la voie de cette « économie responsable », objet d’aspirations de plus en plus fortes ; « We are entering the post capitalisme era » selon le quotidien britannique « The Guardian » qui annonce : « At the heart of further change to come is information technology, new ways of working and the sharing economy » (6). Visionnaire ou utopiste ?

Les transformations en cours peuvent naturellement conduire les entreprises à accroître en même temps leurs performances économiques et leurs responsabilités sociales, sociétales et environnementales. C’est la tendance idéale mais ce n’est pas gagné d’avance.

La « sharing economy », par exemple, laisse entrevoir des possibilités de plus grande équité dans le partage des activités et des richesses. Mais elle permet aussi à des détenteurs de plateformes de se constituer rapidement un capital substantiel. Quelques années seulement après sa création, Uber se trouve ainsi valorisée à une cinquantaine de milliards de dollars. Du « classique » en quelque sorte.

Liberté ou précarisation ?

Autre contre-effet : appliquée au monde du travail l’ « ubérisation » peut devenir un facteur supplémentaire de précarisation. Les mutations économiques peuvent donc être détournées du sens de la responsabilité globale dont elles représentent pourtant une réelle opportunité. En réaction, les exigences de l’opinion et des pouvoirs publics se font de plus en plus pressantes et le deviendront davantage encore à l’avenir, l’idée dominante étant que, bien appliqués, les nouveaux modèles sont favorables à l’épanouissement d’une « économie responsable » et qu’il appartient, de ce fait, à l’Entreprise d’en être l’acteur et le moteur.

Ce sentiment, largement répandu, est-il juste et sans limite ? Les consommateurs et les citoyens n’expriment-ils pas des attentes contradictoires en s’exonérant, au gré des circonstances, de leurs propres responsabilités. Quant aux pouvoirs publics, ne voient-ils pas là une opportunité facile d’externaliser une part de leurs propres obligations, reportant sur l’entreprise des missions qu’ils devraient eux-mêmes assumer ?

Tel est l’un des paradoxes de l’évolution du monde et de l’essor de nouveaux modèles économiques :
– l’entreprise peut de moins en moins se contenter de n’afficher que ses résultats financiers et doit de plus en plus tenir compte et rendre compte des impacts sociaux, environnementaux et territoriaux de ses activités et de sa gouvernance;
– mais l’entreprise n’a pas vocation à résoudre seule l’ensemble des problèmes de la planète et si on peut espérer beaucoup de sa contribution, on ne peut pas, pour autant, tout ou trop lui demander.

Le champ des possibles

Alors, quel est le rôle de l’entreprise ? La question est moins évidente, moins anodine qu’il y paraît. Elle est même essentielle. Il est légitime de souhaiter que l’entreprise serve les intérêts de toutes ses parties prenantes – internes et externes – comme ceux de ses actionnaires et de ses dirigeants. Il est tout autant légitime que soient reconnues les limites à l’intérieur desquelles les fonctions de l’entreprise peuvent être exercées. Non pas pour l’absoudre par avance d’éventuelles carences mais, au contraire, pour arpenter avec elle le champ des responsabilités qu’elle peut couvrir, le champ des possibles qu’elle peut explorer et conquérir.

Dans ce monde en fusion, les entreprises peuvent être confrontées à bien des rêves et connaître bien des désillusions. Mais nombre d’entre elles ont déjà pris un temps d’avance. Leurs bonnes pratiques indiquent la direction que nous proposons de suivre et définissent de façon pragmatique le cadre au sein duquel les responsabilités sociétales contribuent à la performance économique.

L’entreprise…pour quoi faire ? C’est par la multiplicité des exemples que peuvent être apportées des réponses – nécessairement diverses – à cette simple question.

Philippe VASSEUR.

(1) The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
(2) « There are two most important things in any business thar do not appear on its balance sheet : they are its People and its Reputation » (Henry Ford).
(3) Source : Organisation Internationale du Travail (OIT).
(4) Source : Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).
(5) Les Echos, 2 novembre 2015.
(6) « The end of capitalism has begun ». Paul Mason, « The Guardian », 17 juillet 2015.