C’est ce que révèle l’enquête « Profilage des dirigeants de PME : les chiffres clés » réalisée par Bpifrance Le Lab. À la question « vous adapteriez votre entreprise aux enjeux du changement climatique et environnementaux principalement par contrainte, conviction ou opportunité ? », ils sont 59% à répondre par conviction, 27% par opportunité et 15% par contrainte. Un résultat certes positif, mais à relativiser : une autre étude dédiée au climat, sortie en juillet 2020, incluant les ETI, portait ce chiffre à 67%, soit 8 points de plus. Autre tendance : les résultats varient selon les générations : les dirigeants les plus jeunes sont plus nombreux à déclarer agir par conviction. À l’inverse, les plus expérimentés agiraient plus souvent que les autres par contrainte. Par ailleurs, les fondateurs seraient plus enclins à agir par conviction, c’est l’inverse pour les repreneurs. Du côté des secteurs, c’est dans les services que l’on retrouve le plus de dirigeants qui agiraient par conviction face aux enjeux climatiques et environnementaux. Sur le volet du management, « offrir les meilleures conditions de travail possibles aux salariés » est l'aspiration la plus citée par les dirigeants de PME: 35% la placent en première position, 83 % dans leur top 3.
Autre enseignement : la RSE gagne du chemin mais son appropriation reste encore liée à l’âge du dirigeant. 45% des dirigeants déclarent ne pas avoir de démarche RSE, ou une démarche peu développée. En revanche, la démarche RSE est jugée importante pour un tiers des dirigeants et centrale pour 17% d’entre eux. Une posture principalement portée par les dirigeants de moins de 45 ans, qui décrivent la RSE comme un élément central. Pour leurs aînés, elle est davantage vue comme importante pour l’image de l’entreprise ou comme une contrainte imposée de l’extérieur. Au niveau du statut et de la taille d’entreprise, les dirigeants fondateurs sont plus nombreux que les autres à considérer la RSE comme centrale pour leurs entreprises, de même que les dirigeants des entreprises de plus de 50 salariés.
À la suite de cette enquête, BPI a dressé quatre profils de dirigeants de PME : des gestionnaires prudents (28%), des capitaines humanistes (26%), des conquérants aventuriers (28%) et des stratèges engagés (18%). Si ces profils ne correspondent pas à une échelle de valeur, quelques éléments globaux ressortent. Concernant la croissance tout d’abord : les « conquérants aventuriers » et les « stratèges engagés » la recherchent beaucoup plus que les autres. Concernant l’environnement et la RSE : les « capitaines humanistes » et les « stratèges engagés » sont ceux qui placent ces enjeux au cœur de leur entreprise. Cela se reflète dans les ambitions qu’ils portent, ainsi que dans les actions menées.
L'entreprise pour quoi faire ? > la réponse d'Antoine Frérot, PDG Veolia au 10e World Forum for a Responsible Economy « Une entreprise n’existe que parce qu’elle sert les intérêts de toutes ses parties prenantes »
Antoine Frérot, PDG Véolia - 10 octobre 2016 10e World Forum for a Responsible Economy
Le projet de loi PACTE, en discussion les prochains jours, se propose de refonder la philosophie de l’entreprise. Changement du code civil versus création d’entreprises à mission. Faisons le point.
Le contexte
Pourquoi maintenant ? L’entreprise au carrefour de grands défis !
L’entreprise fait face à une crise de légitimité et de défiance de la société. L’indicateur de confiance que publie chaque année le Cevipof, cité par le rapport Terra Nova montre, que seulement 43% des français font confiance aux entreprises en 2017. Antoine Frérot de reformuler lors de la plénière d’ouverture du World Forum for a Responsible Economy en 2016 : “Cette question est particulièrement d’actualité et notamment dans notre pays … parce qu’aujourd’hui l’entreprise est contestée.”
En même temps selon une étude organisée par le CSA pour le compte d’Havas Paris, 73 % des Français estiment en effet que les entreprises n’ont jamais été mieux placées pour transformer la société. 65 % pensent qu’elles sont plus à même d’avoir une vision long terme que des élus soumis à réélection.
Nous sommes en train de vivre des mutations économiques profondes, avec des effets disruptifs aux multiples conséquences et ce à une vitesse incroyable. L’essoufflement du modèle de croissance traditionnel, sous les coups du numérique, de l'IA et du développement de modèles économiques de plateformes type (Uber, AirBnb …), menacent l’entreprise fordienne. Les nouvelles aspirations à avoir une autonomie et du “sens” dans le travail, les nouvelles réponses organisationnelles comme l’intrapreneuriat, l'holacratie ou l’entreprise libérée bouleversent des formes d’organisation rigides et fortement hiérarchisées.
Aujourd’hui le travail ne se produit plus, ne s’imagine plus comme il était hier, l’entreprise est obligée de se remettre en question, de se réinventer, parce que toutes ces mutations en cours bousculent ses modes de gouvernance, son offre, ses process et vont jusqu’à mettre en cause sa pérennité.
Il y a donc un défi voire plusieurs posés à l’entreprise pour répondre à ces grands enjeux !
Des démarches d’entreprises pionnières
Pour y répondre de nombreuses entreprises sont déjà engagées dans une économie responsable à travers leur politique RSE. L’étude de référence France Stratégie, qui examine le lien entre la RSE et la performance économique sur environ 8 500 entreprises françaises, incluant les PME, elle conclut que « la RSE procure un gain de performance en moyenne de l’ordre de 13 % par rapport aux entreprises qui ne l’introduisent pas, en particulier quand elle relève de l’initiative volontaire et non de mesures contraignantes ».
La lettre du CEO de Black Rock, le plus grand gestionnaire de fonds d’actifs mondial, qui mentionnait que “Les entreprises doivent bénéficier à l’ensemble de leurs parties prenantes”, n’est qu’un autre exemple récent. Les 1 200 actions concrètes RSE d’entreprises de toutes tailles engagées dans l’économie responsable recensées sur la plateforme de Bonnes Pratiques RSE BipiZ sont déjà très convaincantes ! En plus de 10 ans, le World Forum for a Responsible Economy a vu évoluer de nombreuses entreprises profitables et engagées dans des démarches responsables démontrant que ces deux objectifs ne sont pas inconciliables ! Les entreprises intervenues au Forum depuis 2007 nous l’ont encore démontré.
Pour mémoire, en 2016, lors de sa 10e édition, le World Forum s’interrogeait déjà sur la mission de l’entreprise : “L’entreprise pour quoi faire ?” L’entreprise devait déjà se réinventer continuellement et en profondeur. L’entreprise devait œuvrer pour l’intérêt collectif.
D’un point de vue juridique, où en sommes-nous ?
Jusqu’ici le droit ne fait pas mention du terme “entreprise” mais utilise celui de “société commerciale”. Il définit une société comme constituée dans l’intérêt des associés, à savoir que la société n’a pour seul but que de maximiser la valeur actionnariale et, de ce fait, limite normalement le pouvoir aux seuls actionnaires.
Si l’entreprise devient donc bien un acteur incontournable pour apporter des réponses voire résoudre parfois les grands défis planétaires, humains et sociétaux, elle se doit de réconcilier attentes de la société, mutations économiques profondes et ses démarches volontaires RSE.
C’est ce que se propose de faire le gouvernement actuel avec le projet de Loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) : refonder le projet de l’entreprise.
David Malan - Getty Images
Le projet de loi PACTE : Kézako ?
Le projet de loi PACTE s’est donné deux objectifs :
- Faire grandir les entreprises pour leur permettre d’innover, d’exporter et de créer des emplois. - Repenser la place des entreprises dans la société et mieux associer les salariés à leurs résultats.
Le projet de loi PACTE se veut repenser les finalités de l’entreprise, ce qui redéfinit d’autres aspects : le partage de la valeur (comment doit se partager la valeur créée par l’entreprise ?), la gouvernance (qui contrôle l’entreprise et comment s’opère le processus de décision ?) les responsabilités juridiques de l’entreprise (De quoi l’entreprise est responsable/quelles sont les externalités dont l’entreprise est juridiquement responsable ?) ...
#1 Refondre le code civil, l’option d’une transformation pour toutes les entreprises
En prévision du Conseil des Ministres du 2 Mai, le rapport parlementaire Senard-Nota, présenté le 9 mars dernier, propose de réformer le code civil.
Le rapport Senard-Nota propose de réformer le code civil, de transformer l’objet social des sociétés pour inclure les intérêts des parties prenantes (et ne plus le limiter qu’aux intérêts des seuls actionnaires). Les parties prenantes ce sont les actionnaires, les salariés, les financeurs, le consommateur, le territoire d’action… Ainsi, le nouveau code civil demanderait légalement à l’entreprise de trouver un équilibre entre les intérêts divers des parties prenantes.
Concrètement si ce changement de définition de l’objet social de l’entreprise se concrétisait, il conduirait à un élargissement de l’organe de décision de l’entreprise. Comme le suggère Antoine Frérot dans son discours, le Conseil d’Administration pourrait comprendre des représentants de chaque partie prenante. La mise en place d’une telle reconfiguration du CA nécessiterait de nombreuses réformes juridiques comme le soulignent Bertrand Valiorgue & Xavier Hollandts, ces deux professeurs de stratégie des entreprises.
#2 Les entreprises à mission, l’option d’une transformation volontaire des entreprises
Les détracteurs d’un changement du code civil remettent en cause la volonté du législateur de revenir sur le caractère volontaire d’une politique RSE. Une solution leur semble convenir davantage avec la création d’un statut idoine : les entreprises à mission. Selon l’étude menée par Prophil, une entreprise à mission est constituée par des associés qui stipulent dans leur contrat de société une mission sociale, scientifique ou environnementale qu’ils assignent à leur société en plus de l’objectif de profit.
Ce nouveau type d’entreprise articule donc rentabilité économique et contribution au bien commun. Danone se définit par la voix d’Emmanuel Faber comme ayant pour mission d’assurer la souveraineté alimentaire et de développer les droits à une alimentation durablement saine. Pour Bertrand Valiorgue & Xavier Hollandts, Emmanuel Faber va bien au-delà du double projet économique et social qu’Antoine Riboud, que le Fondateur de Danone, avait théorisé, il développe un véritable projet politique. C’est à l’entreprise de définir sa raison d’être.
Les entreprises à mission vont plus loin que la seule politique RSE. Une politique RSE, même fortement incarnée, peut ne pas résister à un changement de culture actionnarial ou managérial dans l’entreprise. Car, en effet, la politique RSE n’a pas de fondement juridique. C’est donc pour institutionnaliser leurs engagements responsables que certaines entreprises deviennent des entreprises à mission. Passer d’une politique généralement informelle et poussée par la direction RSE à une inscription de ces engagements dans l’ADN même de l’entreprise. Ceci a pour intérêt d’ancrer durablement et de pérenniser la mission de l’entreprise.
C’est ainsi que pour ne pas dénaturer les engagements de l’entreprise qu’il a fondé et assurer le passage de relais à ses enfants, qu’ Yvon Chouinard, a transformé Patagonia en une entreprise à mission.
La France en retard ?
Face à ce dilemme, les équipes World Forum et BipiZ de Réseau Alliances vous proposent de faire un tour d’horizons de ce qui se fait de par le monde et ainsi vous sensibilisez et forger votre propre avis.
Les changements du code civil dans les autres pays du monde
D’après le Rapport Terra Nova”Gouvernance des entreprises”, sur quinze juridictions de pays européens étudiées, en France, plus que dans les pays anglo-saxons, les pouvoirs dévolus aux actionnaires dans la gouvernance de l’entreprise sont plus importants.
De son côté, le droit européen est lui aussi en avance sur le droit français en marquant la différence entre société et entreprise. Dans la perspective européenne, la performance des entreprises doit s’apprécier aussi bien sur ses volets sociétaux et environnementaux que sur ses volets économiques et financiers.
Déjà une diversité de statuts dans le monde
A la recherche d’activités lucratives ET de missions sociétales, dans le monde d'abord, ces dernières années ont été propices à l'innovation vers de nouveaux statuts d'entreprises dans différents pays :
Aux États-Unis depuis 2008 : L3C (Low-Profit Limited Liability Companies) pour les structures à but lucratif recherchant l’impact social ; Benefit Corporation, PBC (Public Benefit Corporation) ; SPC (Social Purpose Corporation). L’exemple de Patagonia une benefit corporation.
En Italie : Società Benefit (2015), qui s’inspire du statut américain de Benefit Corporation. À l’exemple de l’entrepris D-Orbit qui a intégré ce statut.
Au Luxembourg : Société d'impact social. En Belgique : Société à finalité sociale. En Grande-Bretagne : le CIC (Community Interest Company) depuis 2005, dont s’est inspiré le Canada pour son statut de Community Contribution Company. Et en France : la SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) ou la Sose (Société à objet social élargi), statut expérimenté par le créatif repreneur de la Camif.
Des entreprises déjà en action !
En France, comme en Europe, les entreprises ont déjà pris conscience du changement qui doit s’opérer et s’engagent déjà depuis quelques années à différents niveaux pour faire évoluer leur gouvernance en ne prenant plus seulement en compte les dimensions économiques et financières mais en y intégrant aussi les dimensions sociétales et environnementales. Confer bilan depuis 20 ans de Réseau Alliances et des résultats d’enquête organisés tous les 2 ans en Région avec le concours des services Etudes de la CCIR.
Vers un nouveau statut d’entreprise hybride ? Inciter les entreprises à concilier performance économique et mission sociétale c’est les amener à intégrer une dimension sociale et environnementale dans le fondement de leur entreprise et contribuer à rendre l’économie de marché plus responsable. Les entreprises de la communauté B-Corp (benefit corporation), ne veulent pas être les meilleures DU monde mais les meilleures POUR le monde. Communauté internationale d'entreprises en plein essor, le mouvement B-Corp démontre ses impacts positifs sur la société et compte déjà plus de 2 200 entreprises dans plus de 50 pays, dont Patagonia, Alessi, Natures et Découvertes, Fairphone. Le mouvement français a été lancé en 2015 au World Forum for a responsible economy.
Comme aux USA, et récemment en Italie, cette jeune communauté souhaite faire émerger en France un nouveau statut d'entreprise qui reconnaîtra une double vocation de but lucratif et d'intérêt général : "Legalize Doing Good".
Pour entrer dans la communauté, les entreprises sont évaluées puis doivent inscrire leur engagement dans leurs statuts légaux d’entreprise. Réseau Alliances est l’animateur en région Hauts-de-France de la communauté.
Voici encore quelques exemples vertueux d’entreprises lancés dans une démarche responsable, facilement duplicable dans vos organisations à découvrir et à partager !
John Lewis Partnership : une démarche volontaire de partage de la valeur
Entreprise pionnière dans le partage du pouvoir et des profits, John Lewis Partnership à développer en 1950 un modèle coopératif de société dans lequel il n’y a aucun actionnaire extérieur et toutes les actions de la société sont détenues dans un fonds commun spécialement créé pour les salariés.
Danone : inclut des critères RSE dans son système de rémunération
Autrefois indexé sur des critères principalement économiques, Danone a repensé son système de rémunération de sorte à le répartir sur 3 critères égaux : économique, managérial et sociétal.
Ces dernières années, la mondialisation conjuguée à la robotisation ont considérablement fait muter la division internationale du travail entamée il y a plus d’un siècle. Au programme : des industries qui se relocalisent, des services qui se délocalisent, et des travailleurs plus que jamais à protéger.
Une histoire de la division internationale du travail
La division internationale du travail c’est, comme l’explique l’économiste El Mouhoub Mouhoud dans une émission de France Culture, une extension de la division du travail dans les entreprises telle que l’avait théorisée Adam Smith. De la même manière qu’une chaîne de production se décompose selon différents postes spécialisés, la production mondiale, elle aussi, se spécialise.
Dès la première mondialisation, à la fin du XIXe siècle, les pays du Sud colonial produisent les matières premières tandis que les pays du Nord s’arrogent les performances industrielles et techniques. “Le travail est très qualifié au Nord et très peu au Sud”, résume El Mouhoub Mouhoud. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux pays émergents commencent à massivement manufacturer des produits de basse qualité. C’est ce qu’on appelle la “nouvelle division internationale du travail” : dans les années 1970, Hong Kong, la Corée du Sud, Singapour, Taïwan, le Brésil et le Mexique dominent cette nouvelle vague. Dans les années 1980, on voit s’imposer la Thaïlande, la Malaisie, l'Indonésie, les Philippines et le Vietnam. Ces pays offrent une main-d’oeuvre qualifiée et bon marché, et les grandes entreprises multinationales leur sous-traitent donc leur production. De leur côté, “les pays dits développés, eux, conservent les produits et les services exigeant une haute qualification”, souligne le journaliste Florian Delorme sur France Culture.
Résultat : les pays émergents se sont enrichis, les salaires y ont augmenté et une vraie classe moyenne a émergé. En parallèle, la robotisation et l’automatisation, le déferlement du numérique et l’économie des plates-formes ont “entraîné une recomposition progressive du processus productif mondial.” Se pose alors la question : la division internationale du travail touche-t-elle à sa fin ?
.. la division internationale du travail est en train de changer de formes et de caractéristiques, mais elle n’est pas en train de s’épuiser. Ses sources sont infinies ..
Le travail se “re-régionalise”
Depuis les années 2000, la hausse des coûts salariaux dans les pays émergents et celle des prix du transport ont considérablement réduit le commerce mondial : d’après le FMI, entre 1985 et 2007, il avait augmenté deux fois plus vite que la production mondiale, alors que ces quatre dernières années il maintient tout juste le même rythme. L’automatisation de la production et la robotisation ont aussi mis à mal des sources de revenus pour les pays sous-traitants : quand il est moins cher de faire produire par des robots à domicile, les entreprises occidentales rapatrient leurs industries -- ce que nous expliquait Michael Priddis, fondateur de Faethm, qui anticipe les conséquences de la technologie sur le travail. La délocalisation n’est plus l’eldorado qu’elle était. Pour autant, selon El Mouhoub Mouhoud, “la division internationale du travail est en train de changer de formes et de caractéristiques, mais elle n’est pas en train de s’épuiser. Ses sources sont infinies”, puisque comme le disait Adam Smith, la seule limite à la division du travail est le développement du marché. On assiste donc à une re-régionalisation du travail. Et, tandis que le poids de l’industrie dans le PIB mondial recul et que celui des services explose, “à mesure que l’industrie se relocalise au Nord, les services se délocalisent, n’étant pas concernés par les coûts de transaction, les droits de douanes, les coûts de transport”, explique l’économiste. Autre phénomène : la division du travail se décompose désormais par tâches, au sein d’une même catégorie socio-professionnelle.
Protéger les droits humains
La question qui subsiste, donc, est si cette régionalisation de la division du travail peut gommer les inégalités causées par la mondialisation. El Mouhoub Mouhoud n’est pas très optimiste : “Les perdants restent perdants et gagnants restent des gagnants, même à un niveau régional. Les effets de la mondialisation sont combinés à ceux du progrès technique, qui sont biaisés en direction du travail très qualifié : même des travailleurs qualifiés, comme des ingénieurs, qui réalisent des tâches de production sont menacés.”
En réalité, la vigilance est plus que jamais de mise, notamment sur les questions de droits humains. Comme le rappelle un article récemment publié par Usbek & Rica sur les mastodontes de la Silicon Valley, des ateliers quasiment esclavagistes qui produisent des iPhone en Chine en passant par les mines de cobalt de la République Démocratique du Congo et jusqu’aux déchèteries toxiques du Ghana où atterrissent nos appareils numériques, la nouvelle économie de la tech prospère sur une division internationale du travail toujours aussi sauvage. Pour le chercheur Christian Fuchs, cité par Usbek & Rica, ce phénomène n’est ni plus ni moins que le prolongement de l’exploitation de l’ère industrielle, car il “englobe tous les modes de production numérique ; un réseau agricole, industriel et informationnel de travail qui permet l’existence et l’utilisation des médias numériques. Aujourd’hui la plupart de ces relations de production numérique sont façonnées par le travail salarié, le travail esclavagisé, le travail précaire et le travail freelance, faisant de la division internationale du travail un réseau interconnecté et complexe de processus d’exploitation.” L’industrie des services n’est donc pas épargnée : la dynamique est la même pour les micro-travailleurs qui gagnent leur vie en effectuant des tâches répétitives sur des plateformes comme Upwork ou AmazonTurk. D’après un sondage effectué par un groupe de travail multidisciplinaire du Oxford Internet Institute sur Upwork, “les pays du Nord sont les principaux pourvoyeurs de micro-tâches, et dans les pays du Sud, c’est la demande de travail qui prédomine (majoritairement en Inde, aux Philippines et en Malaisie)”, explique la journaliste. En somme, les tigres asiatiques qui ont contribué à la redéfinition de la division internationale du travail dans les années 1980 ne sont toujours pas mieux lotis.
La solution ? Toujours mieux encadrer le travail et s’assurer que les droits humains sont respectés tout au long de la chaîne, bien sûr. Mais aussi, comme l’avance le chercheur Antonio Casili dans les pages d’Usbek & Rica, que ces travailleurs de la tech, souvent isolés et marginalisés, prennent conscience qu’ils ne sont pas seuls et s’organisent pour faire valoir leurs droits et s’émanciper. Il appelle à “rendre visible l’invisible et analyser les mécanismes qui produisent cette invisibilité [...], pour permettre l’émergence de réflexions critiques provenant des personnes ‘invisibles’ elles-mêmes.” Conflits directs ou création de coopératives, pour les travailleurs au bout de la chaîne de la division internationale du travail, l’union fera quoi qu’il arrive la force.
Les outils technologiques bouleversent la manière dont on s’instruit et on se forme, des salles de classe aux formations continues en ligne. Mais ils s’avèrent aussi de précieux outils pour démocratiser l’accès au savoir.
En 1999, Edgar Morin écrivait pour l’UNESCO un petit ouvrage intitulé Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, dans lequel il appelait à mettre l’enseignement au service de “l’épanouissement et la libre expression des individus, [qui] constituent notre dessein éthique et politique pour la planète.” Dix-huit ans plus tard, l’éducation se trouve profondément transformée par la technologie : elle est toujours plus personnalisée, interactive, transversale, flexible. Sa mission, elle, est inchangée : donner à tous les outils de leur propre émancipation et, peut-être encore plus qu’hier, les aider à s’adapter constamment aux changements de notre époque. Aujourd’hui, le futur de l’éducation se structure ainsi autour de quelques grands axes dans lesquels la technologie joue, de près ou de loin, un rôle.
Apprendre sur des plateformes
L’éducation et la formation sont des terrains de jeu idéaux pour l’innovation sur Internet. Il y a quelques années, c’était l’arrivée en fanfare des MOOCs, les Massive Open Online Courses, sortes de CNED contemporains qui permettent de suivre des formations à distance. Certaines sont gratuites, certaines sont diplômantes et certaines sont très prestigieuses, puisqu’à côté des plateformes spécialisées comme la Khan Academy les plus grandes universités se sont aussi lancées sur le créneau. Dans le monde de l’entreprise, les centres de formation continue ont plus volontiers recours au SPOC, le Small Private Online Course, plus adapté aux petits groupes. Si certains disent déjà le MOOC en perte de vitesse, il semble que le futur du e-learning soit le crowd learning, c’est-à-dire l’apprentissage par la foule. Particulièrement adapté aux entreprises, le crowd learning part du principe que des compétences et connaissances sont “cachées” dans tous les recoins des organisations, et donc que faciliter l’interaction permet de mieux apprendre les uns des autres. Autre changement de taille apporté par le e-learning : le concept de “badges” électroniques, que l’on gagne après avoir suivi un MOOC, une formation ou simplement grâce à son expérience et que l’on peut afficher sur son profil LinkedIn ou son site personnel. Le badge permet de valoriser l’apprentissage en continu sans avoir à repasser par la case diplôme et reflète une vision moins figée et plus évolutive de la formation.
La salle de classe du futur
C’est peut-être pour l’apprentissage “en présentiel” que les innovations les plus impressionnantes commencent à apparaître. D’abord, la technologie permet de mieux en mieux se comprendre et même d’abolir les barrières de la langue, pour qu’étudiants étrangers ou malentendants et travailleurs détachés ou dans un programme de mobilité internationale puissent suivre les échanges au mieux. Très récemment, Google lançait ses Pixel Buds, des écouteurs connectés qui permettent de traduire 40 langues en temps réel. Microsoft va encore plus loin en adaptant son service de traduction Translator à la salle de classe : Presentation Translator sous-titre en direct la présentation PowerPoint d’un enseignant ou formateur, tandis que Microsoft Translator Live Feature retranscrit les conversations qui ont lieu dans la salle en temps réel et dans la langue voulue sur l’écran du smartphone, de la tablette ou de l’ordinateur.
De manière plus générale, les produits de la gamme Education de la firme de Bill Gates veulent rendre les classes plus collaboratives, mais aussi plus immersives, notamment en utilisant la réalité virtuelle et la réalité augmentée. C’est d’ailleurs sur ce créneau que se positionne Prezi, le principal concurrent de PowerPoint : l’entreprise hongroise a récemment fait la démonstration de ses présentations en réalité augmentée, qu’elle espère particulièrement utiles pour les présentations à distance. Au lieu de regarder sur son écran une personne elle-même placée devant un écran où se déroule sa présentation, on verra les éléments apparaître autour de la personne, comme si elle était devant un fond vert de cinéma. Le tout évidemment de manière dynamique, comme le montrent ce talk TED (à partir de la cinquième minute) et cette vidéo du journaliste Guy Raz.
Égalité des chances pour tous
Enfin, la formation du futur, si elle n’est pas nécessairement bardée de technologies, permet à tous et à chacun de trouver et de révéler son potentiel. En France, c’est l’objectif du Switch Collective, qui propose un programme en ligne et dans la vraie vie intitulé “Fais le bilan, calmement” pour aider “ceux qui ne se retrouvent plus dans leur job” à redonner du sens à leur activité ou à en changer. Le tout en six semaines, qui aident à identifier ses forces, ses faiblesses et surtout ses envies.
Côté formation initiale, de nombreuses initiatives se créent sur le créneau porteur des métiers du numériques. En France, l’entreprise sociale et solidaire Simplon.co propose des formations gratuites pour devenir “développeur de sites web et d’applications mobiles, intégrateur, référent numérique, datartisan, e-commerçant… et bien d’autres métiers numériques ‘en tension’ qui permettent de trouver rapidement un emploi ou de créer sa propre activité.” Les formations s’adressent aux personnes éloignées de l’emploi et sont ouvertes sous critères sociaux avec un objectif de parité homme-femme. Du côté de l’école 42, on propose aux 18-30 ans une formation en informatique entièrement gratuite qui fonctionne en peer-to-peer learning : “un fonctionnement participatif qui permet aux étudiants de libérer toute leur créativité grâce à l’apprentissage par projets.” S’appuyer sur le numérique pour lutter contre le chômage des populations les moins privilégiées : c’est aussi le parti qu’a pris l’entrepreneur sud-africain Luvuyo Rani, que nous avons interviewé cet été. Avec Silulo Ulutho Technologies, il a développé un réseau de centres de formation aux outils numériques pour aider les populations des townships dans leur recherche d’emploi ou leur évolution professionnelle. “Nous voulons avoir un impact sur l’éducation, l’émancipation, la technologie et l’entrepreneuriat”, nous disait-il. Une preuve de plus que la technologie est un outil indispensable pour que l’éducation du futur remplisse sa mission d’émancipation et d’épanouissement.
Le bien commun, même chose que l’intérêt général ? Qui le définit ? Qui s’assure qu’il est respecté ? Petit rappel sur l’histoire du concept, et la valeur qu’il conserve au XXIe siècle.
De l’intérêt général au bien commun
Le bien commun en tant que notion philosophique apparaît au XIIIe siècle sous la plume de Thomas d’Aquin. Thomas relit La Politique, dans laquelle Aristote affirme que la cité suppose “l’existence d’un bien commun [...]. Tout comme le tout est plus important que la partie et lui est antérieur [...], la cité est antérieure à l’individu [...] et son bien est d’une dignité plus élevée [...] que celui de chaque individu pris en lui-même [...].” Mais pour le philosophe dominicain, cette conception se mâtine d’une approche religieuse : le bien commun, c’est l’organisation politique et sociale qui permet de tendre vers Dieu. Le salut est le principe directeur de la société, celui qui garantit le “bien” pour tous.
il existe deux grandes conceptions de l’intérêt général. D’un côté, la vision anglo-saxonne qui postule que “l’intérêt général résulte [...] de la somme des intérêts de chacun”, dans une approche très libérale des droits individuels. De l’autre, la vision républicaine à la française pour qui “l’intérêt général se comprend comme une finalité qui dépasse la somme des intérêts individuels.”
En ce sens, le bien commun pourrait d’abord être compris comme un synonyme de l’intérêt général, qui absorbe les intérêts particuliers -- parfois contradictoires -- vers un horizon qui bénéficierait à tous. Comme l’explique un riche article de Chrystèle Basin pour Solidarum, publié par Usbek & Rica, il existe deux grandes conceptions de l’intérêt général. D’un côté, la vision anglo-saxonne qui postule que “l’intérêt général résulte [...] de la somme des intérêts de chacun”, dans une approche très libérale des droits individuels. De l’autre, la vision républicaine à la française pour qui “l’intérêt général se comprend comme une finalité qui dépasse la somme des intérêts individuels.” Dans cette conception, l’État joue un rôle dirigiste : “La puissance publique s’est progressivement affirmée comme la garante ainsi que la conceptrice de cet intérêt supérieur, sachant en théorie mieux que quiconque ce qui conviendrait à tous et se méfiant du désir individuel qu’il conviendrait d’encadrer, voire de réfréner.” Or la notion de bien commun, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, vient précisément répondre aux limites de ces deux acceptions de l’intérêt général -- d’un côté une vision libertarienne qui soumet les êtres aux excès du capitalisme, de l’autre une conception exclusive qui contraint les désirs individuels.
La nécessité de l’engagement
Car au XXe et surtout au XXIe siècle, la définition du bien commun qui prévaut est beaucoup plus horizontale : le bien commun n’est ni une somme d’intérêts individuels disparates, ni une direction arbitraire fixée par l’État ; il émane de la communauté et se rapporte aux biens que peut se partager cette communauté. En 1944, dans Autorité et bien commun, le philosophe et théologien Gaston Fessard définissait ainsi le bien commun en trois dimensions, raconte Alain Giffard, directeur du Groupement d’intérêt scientifique culture-médias et numérique : “1. le bien de la communauté : les biens publics ou autres mis en commun ; 2. la communauté du bien : le caractère effectif de l’accès de chacun aux biens communs ; 3. le bien du bien commun : la nature et l’équilibre de la relation entre l’individu et la communauté.” Au XXIe siècle, dans une époque en quête de réponses face aux crises et qui expérimente grâce à Internet une horizontalité inédite dans les rapports sociaux, le bien commun tient certes au partage des ressources communes, mais aussi à la manière dont on veut faire société. Chrystèle Basin répertorie quelques définitions contemporaines. Ainsi, pour le philosophe François Flahault, le bien commun est ce qui permet à chacun d’“avoir sa place parmi les autres et jouir d’un bien-être relationnel”. Pour Alain Giffard, “le bien commun (...) implique plus que le respect de la loi, comme exprimant l’intérêt général. Il nécessite un engagement de chacun comme condition de fonctionnement de la règle. Le bien commun n’est pas une norme ; il n’est pas défini par convention ; mais il existe cependant comme objet d’une discussion entre personnes responsables.” En somme, le bien commun est élaboré par les citoyens eux-mêmes, dans une démarche consciente. “Être citoyen signifierait moins respecter ses devoirs en échange de la garantie de ses droits que participer à la société, y apporter son intelligence, son temps, ses compétences, tout en pouvant décider de la nature de sa contribution”, écrit Chrystèle Basin.
Définir un intérêt commun
L’une des traductions les plus concrètes de cette réinvention de l’“intérêt général”, c’est justement le retour de ce qu’on appelle les communs, ou les biens communs -- “biens” étant cette fois entendus au sens économique du terme. Les communs, ce sont des ressources naturelles, matérielles ou immatérielles autour desquelles une communauté décide de s’organiser pour les administrer. L’exemple le plus connu est peut-être l’encyclopédie en ligne Wikipédia, ou les jardins partagés que l’on croise de plus en plus souvent en ville. Pour le chercheur américain David Bollier, cité dans un dossier d’Usbek & Rica sur les communs, il s’agit d’une “nouvelle manière de penser et de prendre soin des ressources qui n’appartiennent ni à un acteur privé, ni à un acteur public, et qui sont partagées et gérées par une communauté qui en définit les droits d’usage (accès, partage, circulation).” Les efforts d’organisation qui sont déployés pour définir l’accès aux biens communs relèvent donc du bien commun : “participer à un commun, c’est expérimenter l’auto-organisation, c’est mettre en pratique sa responsabilité citoyenne dans une société qui a tendance à tout attendre des circuits d’autorité classiques”, écrit Usbek & Rica. C’est, en somme, définir sa place dans la société tout en la construisant ; c’est attendre plus du “vivre ensemble” que la garantie de ses droits. Toute la question, c’est de savoir ce que l’on veut construire ensemble : comment décider de ce qu’est un intérêt commun ? Pour Hubert Allier, membre du Conseil économique, social et environnemental, cité par Chrystèle Basin, il s’agit moins de chercher une définition que d’identifier des objectifs. Il en donne trois : la garantie d’un épanouissement personnel, les conditions d’un bien-vivre ensemble et la responsabilité vis-à-vis des générations futures. Une feuille de route pour un développement réellement durable.
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